jeudi 22 mai 2014

Le beau geste

Il y a des gestes qui restent inscrits à jamais dans l'histoire. 
 
Le lâcher de vase à Soissons, le lancer de poignard de Charlotte Corday, le coup de tête de Zidane à Materazzi parce qu'il avait insulté (au choix) sa mère/sa soeur/sa tante/son arrière-grande-nièce.
 
Ces gestes ont sans doute revêtu une importance variable dans le cours de l'univers. 
 
Là où le lâchage du vase de Soissons nous a très vraisemblablement épargné l'introduction d'une énième potiche sans intérêt dans le musée des arts décoratifs de Trifouillis-les-oies, le poignardage de Marat dans sa baignoire nous permet sans doute de fréquenter un certain nombre de gens qui, sans ça, n'auraient jamais eu l'heur de voir le jour (de même qu'au moins un de leurs parents, grands parents, arrière grands parents... tout ça en remontant jusque 1793). 
 
Quant au coup de tête de Zidane, il est clair que sans lui, son auteur n'aurait pas eu de carton rouge, ce qui aurait évité la plus grosse injustice de tous les temps et sans doute aussi pas mal de suicides de ballons de football (mais Materazzi avait insulté sa mère/sa soeur/sa tante/son arrière-grande-nièce, quand même !). 
 
Tous ces gestes, allez savoir pourquoi, ont connu une publicité certaine sur le coup, que l'Education nationale s'est arrangée pour faire perdurer par la suite, et qui font d'eux, aujourd'hui, de véritables légendes (oui, le coup de tête de Zidane aussi). 
 
Mais cela ne veut pas dire que dans la vie quotidienne, il ne puisse pas arriver d'assister aussi à des gestes qui sortent de l'ordinaire.
 
Seulement, la plupart du temps, pour peu que BFM TV ne soit pas sur le coup, ils sombrent aussitôt dans un oubli éternel. 
 
Je me souviens de ce jour où, en voulant renvoyer une balle de tennis, je l'ai frappée d'une façon telle qu'elle s'est coincée dans le cadre même de ma raquette (ce que j'ai découvert après avoir d'abord cru qu'elle avait été aspirée par un vaisseau extraterrestre invisible, faute d'avoir entendu le moindre rebond). 
 
Il y a eu ce jour, aussi, où je réalisais un gâteau avec ma grand-maman et où après avoir lourdement insisté pour qu'elle me laisse casser les oeufs (si, si, je sais comment faire grand-maman !), j'ai tout bonnement serré l'un d'eux dans mon poing, de toute la force de mes 4 ans, pour le faire littéralement exploser au-dessus du bol (alors, il est pas beau ce cassage d'oeuf grand-maman ?!). 
 
Plus récemment, en cherchant à sortir un plat de mon placard plutôt encombré, j'ai réussi à en casser quatre à la fois. 
 
Autant de très beaux gestes dont la publicité ne franchira hélas jamais les limites (virtuelles) de ce blog... 
 
Mais n'allez pas croire que j'écris cet article uniquement pour me mettre outrageusement en valeur aux dépens de mes lecteurs qui n'ont jamais eu le moindre beau geste. 
 
C'est en soi très regrettable, sans doute, le signe d'une vie à moitié vécue, incontestablement, mais je ne suis pas du genre à m'étaler complaisamment sur mes talents personnels. 
 
Et la preuve, c'est qu'en fait je voulais vous parler de ceux de mon frère, qui, même s'il appartient à la même famille que moi (c'est en tout cas ce que dit l'état civil), a un mode de fonctionnement assez distinct de celui sur la base duquel on m'a programmée (par exemple, il aime les westerns spaghettis, moi pas) (mais j'aime les spaghettis). 
 
Je n'irai pas jusqu'à détourner le titre d'un film pour affirmer « mon frère ce héros », par respect pour le film, d'abord, et par souci de la vérité, ensuite, mais il me faut bien reconnaître que, dans une certaine circonstance, il a eu un vrai beau geste. 
 
Comprenez-moi bien, pas le beau geste, juste beau et puis c'est tout. 
 
Non, le très beau geste. 
 
Le geste qui ne laisse personne indifférent. 
 
Le geste qui force l'admiration de tous. 
 
Bref, le geste remarquable. 
 
C'était il n'y a pas si longtemps, nous zonions tous les deux ensemble non loin de l'appartement familial, histoire de nous donner une contenance, lorsque, comme cela nous arrive très souvent quand nous nous ennuyons ensemble, il a commencé à sortir son portable.
 
Je ne sais pas si la manoeuvre était destinée a me faire croire qu'il venait de recevoir un texto (je fais ça très souvent aussi pour laisser penser que j'ai des amis), mais toujours est-il qu'en dégageant ainsi son portable de sa poche, celui-ci lui a échappé des mains pour esquisser un superbe vol plané convexe, qui s'est achevé par une sortie toute en légèreté à travers l'interstice - large de quelques centimètres seulement - de la bouche d'égout du trottoir voisin.
 
Passé le moment de stupeur, je n'ai pu réprimer un éclat de rire – nerveux, n'en doutons pas – devant un spectacle aussi beau qu'improbable.
 
Je tiens à préciser ici, pour la moralité de l'histoire, qu'il ne s'agissait pas d'un I-phone 3400 à coque en diamants, mais plutôt d'un vieux portable arrière-gardiste noir et blanc à 10 textos de mémoire, que même un enfant de deux ans se sentirait humilié d'avoir pour jouet. 
 
Toujours est-il que mon brother n'a pas trop mal pris ma réaction et a même quasi ri lui-même (quasi).
 
Et que, finalement, les choses ne se sont pas terminées trop dramatiquement, puisqu'il a réussi à soulever le cercle en fonte situé au-dessus de la bouche d'égout et à récupérer son portable sain et sauf dans un recoin facilement accessible où il avait manifestement eu la bonne idée de ricocher plutôt que d'aller sombrer 5 mètres plus bas dans un fond boueux sans doute rempli de crocodiles. 
 
Un geste parfait jusqu'au bout comme on en voit malheureusement trop rarement...
 
Une preuve que les portables et les bouches d'égout peuvent aussi être les instruments de véritables élans artistiques. 


8 commentaires:

  1. Ah ! Le très très beau geste. Ne faut-il pas remercier ce portable d'arrière-garde qui avait certainement la taille parfaite pour passer à travers la grille d'égout, ce que n'aurait peut-être pas réussi un Iphone aux dimensions plus généreuses ?

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  2. Un jour, assez récemment, sur une aire d'autoroute, mon portable est tombé dans les toilettes et la personne qui y était passée avant moi n'avait pas jugé utile de tirer la chasse. Un vrai moment de solitude lorsque j'ai dû aller le chercher...

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  3. Je trouve que cette bouche d’égout a un rire éminemment sardonique. Ouf, si ça se trouve ton frère et toi avez échappé au clown des égouts ! Remarque, ça aurait aussi pu faire une bonne histoire.

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  4. J'ai beau réfléchir, je ne trouve pas, dans ma vie, d'action d'éclat que j'aurais pu narrer. Tu as raison, n'est pas exceptionnel qui veut !

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  5. Tu as pensé à filmer avec TON téléphone ? Qui sait, l'art de ton frère le conduira peut-être au Palais de Tokyo ? Ses oeuvres y trouveront naturellement leur place au sein du département "art numérique"

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  6. oui ton frère a un talent certain, ça c'est sûr. j'ai eu moins de chance une fois en photographiant un déluge au mois de juillet en Bretagne (pour dire à l'homme qu'il avait eu raison de ne pas nous accompagner). Ledit portable n'a pas survécu, c'était un Iphone 4S, à l'époque c'était le dernier sorti. Je ne m'en suis jamais complètement remise.

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  7. J'aimerais bien avoir un frère comme ça !

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  8. Je crois que ça a été littéralement un coup de foudre ! 

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